Il est 7h du matin, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’ai la tête qui tourne et une multitude de souvenirs qui me viennent et reviennent sans cesse. J’entends ma mère qui est réveillée et qui va retrouver mon petit frère de 17 ans pour l’emmener aux toilettes. Je l’entends tout doucement le caler sur sa chaise roulante, le pousser jusqu’à la salle de bain et l’aider à se mettre sur la cuvette. J’entends même le jet matinal puissant du pipi tant retenu pendant la nuit. Je souris malgré moi. Je sais très bien que dès qu’elle le remettra sur sa chaise, elle viendra me réveiller pour me faire subir le même sort. Malgré mes 27 ans passés, je me sens encore comme un bébé. Je me demande ce que je sais faire tout seul ! Je ne peux ni utiliser mes jambes ni mes bras. Mais il me reste encore mes yeux et mes oreilles. Je peux tout entendre et tout voir, ça va ! Je me sens déjà mieux.
Ma mère est là, je fais semblant de dormir pour ne pas l’inquiéter et surtout pour éviter une autre avalanche de questions sur ce qui me tracasse et m’empêche de dormir. Voilà que j’arrive aux toilettes, elle fait semblant de retourner la tête pour ne pas voir mon intimité. C’est drôle quand même sachant que c’est elle qui me fait le bain et me gratte la peau pour me nettoyer.
Je me rappelle la première fois où j’ai été sur une chaise roulante. Ce matin-là, j’étais de sortie du collège avec mon meilleur ami Anis. Je marchais déjà difficilement. Le pauvre devait m’attendre à chaque fois et refreiner lorsqu’il se rappelait m’avoir laissé derrière lui avancer à des pas de tortue. Cet après-midi, j’étais énervé contre lui. On se prenait la tête pour un match de mkachkha, le derby se passe dans 2 jours et il était déjà convaincu de notre défaite. Et je contestais cette attitude, je criais comme je pouvais pour lui faire entendre raison. J’allais évoquer le dernier derby quand soudain je ne sentis plus ma jambe et voulant quand même avancer, je trébuchai. Ce soir-là, papa m’a « offert » ma première chaise roulante pour fêter la survenue du deuxième stade de ma maladie : la myopathie de Duchenne. Ce soir-là, ma mère m’emmena à 12 ans aux toilettes, ce qui devint notre rituel 4 fois par jour. Ma vessie est devenue tellement organisée que j’avais besoin de la vider aux mêmes heures tous les jours. Enfin, j’en suis presque fier, personne ne peut prétendre être plus ponctuel que moi. Les habitants de la maison évitaient même les toilettes pendant ces moments. J’étais le roi de la maison 4 fois par jour !
Une fois le petit-déjeuner fini, je me mets devant la télé avec ma tablette entre les mains. Que c’est facile d’utiliser un écran tactile ! Je perdais tellement le contrôle de mes muscles que je ne peux plus contracter mes phalanges pour utiliser ma télécommande. Je suis sûre que celui qui a créé l’écran tactile a déjà pensé à moi ou à un de mes semblables. Tiens, une des personnes rares qui est capable de penser à nos problèmes. Je me rappelle qu’à l’école primaire où je commençais déjà à marcher difficilement, on m’a mis dans une salle de classe au premier étage très accessible pour les handicapés, paraît-il. Impossible pour moi de monter ou de dévaler les escaliers à toute allure comme le font mes camarades. Un jour, parmi cette foule qui me scrute à chaque fois où je m’accroche difficilement à la rampe de l’escalier, un des petits garçons morveux me lança : « Eh Amine, pourquoi tu n’arrives pas à monter ? ». Du haut de mes 8 ans, je lui réponds : « Et toi pourquoi tu n’arrives pas à fermer ta gueule ? ».
Je me suis directement senti drôlement bien. Les enfants peuvent être parfois sans cœur. Je savais qu’ils ne faisaient pas exprès. Mais je me forçais à répondre pour rester fort et retenir mes larmes. Je me disais tout le temps « je suis handicapé oui mais je suis fort ».
Je me décrivais déjà comme un handicapé parce que je ne connaissais que très peu ma maladie. Mes parents ne se sont jamais assis en face de moi et aidé à comprendre d’où venait cette maladie que j’ai compris plus tard génétique. Jamais ils ne m’ont expliqué comment j’ai pu l’avoir depuis tout petit sans qu’aucun médecin ne puisse s’en rendre compte. Je me comparais avec ma sœur cadette qui elle, pouvait courir et gambader joyeusement et je ne savais pas pourquoi j’étais seul dans ma famille à l’avoir contracté.
Plus tard, quand mon petit frère de 10 ans moins que moi a commencé à avoir les mêmes symptômes, j’étais à la fois révolté mais moins solitaire. Je le couvais du mieux que je pouvais parce que je savais ce que c’était d’être handicapé dans ce pays. Jusqu’à la faculté, ma mère devait venir tous les jours pour m’aider à monter les étages vers ma salle. Ma mère !! Elle est merveilleuse. Cette pauvre femme a laissé tout tomber pour nous. Elle a pris sa retraite et consacré sa vie à prendre soin de nous deux. Toute sa vie tournait autour de ses deux enfants handicapés. Elle ne s’en plait jamais, cache sa tristesse et son désarroi, évite les regards déçus de son mari silencieux. Mon père, lui, n’attend qu’une chose : m’emmener à un terrain de foot et m’apprendre à contrôler le ballon. Mais la vie dehors n’est pas capable de faire pareil : aucun équipement, pas de suivi, peu de bâtiments accessibles.
Je me rappelle une fois qu’un ami est parti voir un psychologue parce qu’il n’avait plus que des 20 aux examens. J’en rigole encore !!! Aucun médecin ne m’a conseillé d’aller en voir un pourtant j’estime en avoir eu besoin. J’étais le psychologue de moi-même et de mon frère, beaucoup plus sensible que moi car il n’avait pas d’amis ni de cousins qui venaient le voir et l’extirper d’une vie solitaire. On se sent souvent abandonné à soi-même. Les médecins me redisent la même chose, prennent peu de temps et beaucoup d’argent pour nous comprendre. Je vois mon frère qui subit aussi cette myopathie tous les jours. C’est comme revivre le passé et le présent en même temps.
Il n’y a rien à voir à la télé, je me redirige vers ma chambre, m’allonge sur le lit et savoure mes derniers instants.
Aujourd’hui, je suis déjà éteint. Ma famille a tout fait pour me soutenir et prendre soin de moi. J’aimerais juste vous rappeler que cette maladie n’est pas curable à date, mais on peut très bien l’accepter et vivre avec un entourage qui comprend nos difficultés, un gouvernement et des associations qui nous soutiennent et nous facilitent l’accès à des équipements, à un travail et à une vie décente.
Je n’ai malheureusement pas été sauvé.
Sauvez alors les suivants !
PS : Cet hommage est posthume pour cette personne chère à mon coeur qui est restée forte jusqu’au bout. Merci d’avoir été un modèle dans ton combat et dans ta détermination. Que ton âme repose en paix et que Dieu rende plus forts les membres de ta famille.
Vous pouvez vous aussi aider ces personnes en difficulté en faisant des dons d’argent ou d’anciens équipements a l’Association des Myopathes de Tunisie. Leur site est http://www.amt-tunis.org.
Et surtout aidez les en les soutenant et en les intégrant dans vos activités.
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