Enfin, j’étais juste « différent »! – Partie 1

Yassine remonte paresseusement les quatre étages qui le mènent à son appartement situé à la Cité Olympique au coeur de Tunis dans un immeuble vieux comme le monde. Il est 2h de l’après-midi, il y a une chaleur suffocante dehors. Yassine halète et s’agrippe à la rampe de l’escalier des années 60 pour remonter les quelques marches qui le séparent de son chez lui.

Enfin, il est là, devant cet appartement qu’il partage avec son colocataire ou plutôt « invité » depuis 2 mois, appelé A. D’ailleurs, où est-il ? Yassine tourne la clé dans la serrure et crie : « A, Tu es où ? ». Il n’entend que l’écho de sa voix. Il répète encore plus fort : « A, A ? ». Pareil, personne ne lui répond. Alors, il se précipite vers la « chambre » de A : un 7m2 constitué d’un matelas demi-place par terre, et d’une pile de vêtements accumulée au fur et à mesure des jours passés.

Il ouvre la porte et là il crie : « Oh mon Dieu !! ». Des larmes lui remontent aux yeux, il tremble de tout son corps paralysé pendant un long moment. A est là allongé par terre, inerte avec un fil de salive blanche qui ressort du coin de la bouche. De son côté gauche, une boîte de médicaments vide et quelques comprimés éparpillés par terre à proximité d’une bouteille d’eau entamée. Yassine comprend rapidement la situation, sort son téléphone en tremblant et se force à se rappeler le numéro des urgences.

Une heure après, A est allongé sur un lit miteux de l’hôpital du coin, seul dans sa chambre. Toute une batterie d’instruments est branchée à son corps. Hélas, son esprit est bien loin. Il est en coma, et n’est pas prêt à se réveiller d’aussi tôt. Son esprit erre vers des souvenirs lointains mais encore douloureux.

-Est-ce que tu es « différent » aussi ?, balança A au berger qu’il vient de croiser.
-Parce que toi aussi ? Répondit le berger, le visage illuminé.
-Oui.
-Hamdoullah (merci Dieu), je pensais pendant longtemps que j’étais seul. Je ne comprenais même pas pourquoi j’étais comme ça et si j’étais le seul au monde de ressentir ça.
-Mais non, on est beaucoup à être comme ça, ne t’inquiète pas.
-Tu sais, dit le berger amèrement, j’ai perdu espoir depuis des années. Je pensais que je n’allais pas changer, et je me voyais déjà déchu et rejeté, voire même tué par tout le village. Si mon père savait, il me jetterait au loup de la forêt lui-même. Ta famille est au courant pour toi?
-Non, pas encore, répondit A.

Et il pensa à son père, imam et prêcheur de bonne vertu religieuse à Sfax. Il ne se rappela cependant que les scènes de violence : son père qui le battait pour un oui ou pour un non. Au fond, ce père était un militaire sévère, voire tyrannique, il tenait sa maison comme on mènerait une armée de jeunes recrues dans l’armée. Il se rappela les fois où son père le battait pour avoir mis un pantalon de couleur criarde. Car l’imam exige des vêtements de couleur noire ou bleue pour les garçons pour ne pas « ressembler » aux filles. Non, il ne pourra jamais le dire à son père, ni même à sa famille tout court. Sa mère serait scandalisée et ne pourrait rien faire devant l’hégémonie de son papa. Il voit déjà la moue dégoûtée de sa sœur. Non, ce sera toujours son jardin secret. Jamais il ne dévoilera ça à sa famille.

Le soir, A passait son temps, comme tous les jeunes de son âge, sur Facebook. Il balayait des pages de témoignages de personnes comme lui, et des groupes privés où les gens se lâchent et se dévoilent à travers de faux profils. A se sentait soulagé d’être au sein de cette communauté virtuelle, il pouvait enfin être lui-même, en dépit du faux profil qu’il s’est créé. Mais cette habitude « Facebookienne » ne l’avait jamais empêché d’être un des meilleurs éléments de son lycée. A avait toujours de bonnes notes, il était un élève assidu et travailleur quoi qu’un peu extraverti et beau parleur.

En se réveillant subitement de ses souvenirs, A quitta le berger en le rassurant encore une fois sur le fait que sa « différence » était naturelle, qu’il fallait beaucoup de courage et de patience pour encaisser le rejet de la société, mais qu’il devait continuer à faire semblant comme tous les autres « différents ».

Une semaine après, en passant la porte de chez lui, une grande maison ancienne au charme tunisien avec la « skifa » (patio) qui fait le lien entre les différentes pièces. A entendit des cris aigus de colère. On aurait dit un dragon enragé soufflant ses flammes brûlantes. On ne lui laissa même pas le temps de comprendre ce qui arrivait. Sa soeur, Salma, vint le chercher en criant tenant dans les mains son ordinateur portable avec le navigateur ouvert sur une page Facebook contenant des messages échangés avec une autre personne. A comprit alors rapidement la situation. Complètement surpris, il ne sortit pas un mot, et avança vers ses parents dans le salon principal. En effet, les cris aigus venaient de son père, enragé, les joues en feu, les yeux menaçants injectés de sang qui le fusillent du regard. Soudain, son père lui demanda si c’était vrai, s’il était réellement « différent » de tous les garçons. N’ayant pas réfléchi aux conséquences de sa réponse, A lâcha un « oui » étouffé, et commença à sangloter silencieusement. Sa mère le regardait avec dégoût, elle ne prit même pas part à la discussion, ni le défendit. Elle se recroquevilla dans le coin de la pièce en lui jetant des regards méprisants.

Là, le père l’attrapa par l’épaule violemment et le conduisit dans une sorte de cave, une pièce obscure où aucun rayon de lumière ne passait. Dedans, il n’y avait que de vieilles valises entassées au milieu d’anciens journaux et magazines des vieux temps. Le père prit une corde et lui attacha les mains derrière son dos, et enroula la corde, en l’obligeant à s’assoir, à une ancienne chaise miteuse qui ne tenait pas en équilibre. Le père ne dit rien, mais faisait les cent pas autour de lui. A force d’angoisser, A sentit son coeur jaillir de sa poitrine. Il entendait les palpitations de son coeur résonner dans la pièce, il se retenait même de respirer. Il se sentit tout petit, ne savait pas quoi faire, il se sentait incompris et surtout impuissant. Là, la porte s’ouvrit et il découvrit la tête de ses deux oncles, alertés par la mère et qui venaient voir la petite « bête » attachée et qui attendait tristement la sentence de son maître. Le père leur expliqua brièvement avec des mots crus et agressifs la situation : « kaffir » (mécréant), « molhid » (athée) … et plein d’autres termes religieux violents. Les oncles acquiescèrent de la tête.

-Qu’est-ce que je suis censé faire de lui maintenant ? maugréa le père.
-Il faut le tuer frère, répondit le plus aîné des oncles. Tu es un imam, tu connais bien la sentence pour ce type de mécréants. En plus, on est une grande famille respectée. C’est l’honneur de toute la famille en jeu, pense à ta fille, à ta femme, à nous. Les gens nous jetteront des pierres dans la rue s’ils le savaient.
-Mais comment le faire ? Lança le père sans hésitation.
-Jetons-le du toit de la maison ou emmenons-le à un immeuble et jetons-le du dernier étage. Après, on s’occupera du corps frère.

A, ne croyant pas ses yeux, n’ouvrit même pas la bouche. Tout tourmenté et choqué par l’atrocité de ces propos, il baissa sa tête comme résigné à son sort.

Les 3 frères continuaient à discuter bruyamment autour de la « solution finale ». Subitement, et sans aucune alerte préalable, le père sortit un couteau et le planta dans la cuisse de A. Le sang jaillit dans tous les sens. A resta de marbre au début choqué, ne croyant pas à la voracité de cette attaque paternelle. Puis, il éclata en sanglots et commença à crier au secours, il appela même sa mère et sa soeur. Les deux femmes sanglotaient dans la « skifa » mais elles n’osaient pas rentrer de peur de contrarier le père et ses frères et de risquer aussi le même sort. Le coeur de la mère, auparavant enragé, pleurait maintenant en silence. Elle prit sa fille dans ses bras et pria Dieu pour épargner son fils.

Soudain, on entendit quelqu’un frapper fortement à la porte.

-J’entends des cris assaillants ! Vous faites quoi ? Ouvrez vite !! Sinon, j’appelle la police.
-Mon Dieu, « El klouf » (l’indiscrétion) des gens, rétorqua le père en sortant de la pièce où A était désormais atterré gémissant en s’agrippant à la porte de la pièce.

Le père eut juste le temps d’ouvrir la porte que la voisine rentra avec force dans le petit patio, et elle entendit A qui criait « au secours ».

Prise par la peur, elle courut vers la porte sans laisser le temps pour le père ni pour les deux femmes de la retenir. Elle cria partout dans la rue « L’imam est en train de tuer son fils ! L’imam est en train de tuer son fils ! ».

Une ambulance, et un groupe de policiers se dirigèrent vers la maison de A.
Il passa alors sa première nuit d’hôpital.

TO BE CONTINUED 

Cette histoire a été racontée par A lui-même. Je n’ai fait que reporter ses paroles avec le maximum de détails dont je me suis rappelée. 

 

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